C’était pendant mes années d’étude à l’étranger.
À peine arrivée à Paris, j’ai rencontré dans ma première classe une jeune femme dont la tristesse semblait tenir tout son corps. Elle s’appelait Soa. Une beauté coréenne au regard toujours un peu humide.
Elle était venue à Paris après une rupture avec son fiancé, un homme fortuné.
Elle voulait mettre de la distance, couper le fil.
Ses longs cheveux noirs, sa peau claire, presque fragile, son visage calme… J’avais cru, un instant, qu’elle était actrice.
Mais en réalité, elle n’était pas actrice. C’était simplement une femme magnifique, venue à Paris, le cœur brisé.
Soa entrait toujours en classe avec une expression mélancolique.
Alors, sa tristesse mêlée à sa beauté teintait l’air d’un bleu profond. Même les camarades les plus exubérants — ceux qui d’habitude donnaient l’impression de fêter un carnaval — s’arrêtaient net pendant une seconde. Mais dès qu’elle prenait place, le temps des gens joyeux recommençait à s’écouler.
Un jour, Soa arriva en retard, les lèvres ornées d’une grosse trace de crème fouettée. Les fêtards qui faisaient un vacarme digne d’un rassemblement de Mad Max s’immobilisèrent de nouveau. Je me suis demandé : « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc blanc… ? » sans rien oser dire. C’est alors qu’Albert, le boute-en-train de la classe, sortit en se dandinant comme un personnage programmé pour mourir au début du film :
« Soa ! Tu as quelque chose sur la bouche ! »
À ce moment-là :
« Tais-toi ! C’est un médicament ! »
Albert s’est fait engueuler.
Si Soa, si soucieuse de son apparence, sortait avec sur la bouche quelque chose qui ressemblait à la crème d’une tarte qu’on lui aurait lancée au visage, c’était parce que c’était censé faire disparaître un vilain bouton.
Tu vois, tu l’as bien cherché, pensa tout le monde.
Mais c’est justement ça, le charme d’Albert.
Alors personne ne lui en tint rigueur.
C’est ça, Paris.
Oui, Soa, elle était émotive, mais elle ne se laissait pas faire.
Elle pouvait avoir les yeux humides, repousser ses cheveux d’un geste gracieux… et malgré tout donner un coup de patte de chat quand il le fallait.
Je l’aimais bien, Soa, et parfois, après les cours, on allait se promener dans un parc.
Avec son français approximatif, et moi ne comprenant qu’un français approximatif, elle me parlait tant bien que mal de son ex, de sa rupture, et de tout ce que la vie peut avoir de merdique.
À l’époque, je n’étais encore sortie avec personne.
Je n’avais jamais vécu une histoire d’amour assez forte pour me pousser à changer de pays.
Alors je ne pouvais pas vraiment mesurer le poids de sa blessure.
Je ne pouvais rien faire d’autre que contempler son profil, si beau, tandis qu’elle murmurait pour elle-même, dans un français hésitant, que l’homme qu’elle avait tant aimé… « comme il est con, et comme je suis conne ».
La cigarette qu’elle fumait en s’asseyant sur un banc était terriblement classe.
La fumée ressemblait presque à de la neige.
Quand elle s’asseyait sur un banc, elle allumait une cigarette.
C’était beau, sans qu’on sache vraiment pourquoi.
« Tu veux essayer ? Elle est bonne, tu sais. »
La cigarette qu’elle m’a tendue ce jour-là fut la première de ma vie.
Si je l’ai trouvée agréable, c’est peut-être parce que j’avais grandi dans la fumée de mon père.
Merci, fumée d’enfance.
Et puis un matin, Soa n’est plus revenue.
On a dit qu’elle était rentrée en Corée, qu’elle s’était mariée.
Je ne sais pas avec qui.
J’espère simplement qu’elle rit souvent.
Je ne fume plus aujourd’hui. Mais quand quelqu’un allume une Marlboro rouge, il me semble apercevoir, dans un fil de fumée, la silhouette de Soa, regardant quelque part au loin.

